LA DERNIÈRE ENCORE DEBOUT

J’ai vécu trois décès dans ma famille. Chaque deuil a été profondément différent, et ça me déroute.

Mon père est mort le premier, à la fin juin 1991. C’était un gars enjoué, avec un sourire facile qui chantait tout le temps et racontait des blagues à se tenir la tête. Très dévoué à ma mère, il a quand même réussi à garder une attitude positive malgré les décennies passées avec sa dépression clinique. Avec du recul, je pense qu’il se sentait redevable envers elle. Elle a eu la vie dure au début de leur mariage. Peu après la naissance de ma sœur, mon père est parti pour une cure contre la tuberculose dans un sanatorium de montagne à Saranac Lake, dans l’État de New York. Il est parti deux ans. Pendant ce temps-là, ma mère a dû quitter leur appartement en ville et aller vivre chez son père, au Lac-à-la-Tortue, avec son bébé.

Papa était très malade avec une démence vasculaire dans les dernières années de sa vie. Il s’est éteint physiquement et mentalement. Je n’oublierai jamais ses gémissements et ses jambes amaigries comme des manches à balai. Je l’amenais faire de petites sorties en le poussant en fauteuil roulant dans le corridor de son étage à l’hôpital. Un immense poster d’Einstein était accroché dans une section du couloir circulaire. Chaque fois qu’on passait devant, papa grognait, puisqu’il ne pouvait plus parler, et pointait avec enthousiasme le portrait décoiffé du célèbre physicien. Cette image est gravée dans ma tête pour toujours.

Après un appel mystérieux de l’hôpital m’annonçant qu’il n’allait pas bien, j’ai pris la route, nerveuse, pour les deux heures qui me séparaient de ma ville natale afin de le voir une dernière fois. Il était étendu, mort, sur son lit, dans sa jaquette d’hôpital, sans couverture. Ma première pensée a été d’en trouver une pour le garder au chaud, mais plus je le regardais, plus je comprenais que ce n’était plus mon père. Ce n’était que la coquille qui l’avait habité. Sa personnalité et le feu dans ses yeux n’étaient plus là.

J’ai gardé cette prise de conscience en moi, mais je n’ai pas été capable de peindre pendant longtemps après l’avoir vu sur son lit de mort. J’ai craqué une fois que mes enfants sont retournés à l’école cet automne-là. Quand je me suis finalement sentie prête à honorer mon père, je l’ai fait en peignant des chevaliers dans des armures en train de se désintégrer. J’ai créé ces deux tableaux après son décès.

Léopold 1 

 

Déesse de la lune

Ma mère est morte des années plus tard, en 2017, à 103 ans, deux semaines après un AVC. Enfin heureuse depuis qu’elle avait déménagé dans une résidence pour aînés à 99 ans, elle demandait très peu d’aide. Les préposées l’aidaient seulement pour la douche et l’habillage. Elle n’avait plus à cuisiner ni à faire la vaisselle. Je m’occupais de ses finances et j’allais la voir aux deux jours avec des petits fruits et des biscuits. Le paradis!

Ce que j'ai ressenti après la mort de ma mère était différent de ce que j'avais éprouvé avec mon père. Maman a vécu très vieille et est restée en assez bonne forme presque jusqu’à la fin. Elle ne s’est jamais dégradée comme lui. J’étais remplie de compassion pour ses années de dépression et son enfance difficile, mais j’étais aussi soulagée qu’elle ait enfin connu le bonheur dans ses dernières années. Elle était douce, avec un bon cœur, mais tellement triste. J’ai fait cet autoportrait au fusain après sa mort.

Et après

Ma sœur, qui est décédée en octobre dernier, en a arraché parce que, comme mon père, elle s’est réduite à la peau et aux os, dans son cas à cause du Parkinson. Je l’ai déménagée quatre fois en six ans, au fur et à mesure qu’elle perdait sa mobilité. C’était une battante, et même si sa force de caractère lui a permis de réaliser beaucoup de choses importantes dans sa vie, ça rendait aussi les soins très difficiles. Elle voulait vivre à sa façon et avait de la misère à s’adapter à ses limites physiques. Elle tombait bien trop souvent et était couverte de bleus comme une boxeuse. Comme papa, elle a passé ses derniers jours en fauteuil roulant et pouvait à peine parler. C’était particulièrement cruel pour une ancienne prof d’anglais.

Je dois maintenant apprivoiser une nouvelle réalité. Je n’ai plus de famille. Nous étions quatre. Ceux qui m’ont connue enfant sont partis. Je suis la dernière debout… et la prochaine sur la liste pour mourir.

Après des années à m’occuper de ma mère et de ma sœur de façon informelle, ma détresse ressort enfin, mais de façons inattendues. Je suis épuisée et j’ai de la difficulté à me rassembler. Je serre les dents le jour et je me réveille souvent avec le cœur qui bat à toute vitesse. Mes symptômes sont surtout physiques. Je n’arrive pas à relaxer. La première chose que je vois en me levant le matin, ce sont mes jambes. Je pense immédiatement aux jambes squelettiques de ma sœur et de mon père. Ce n’est vraiment pas comme ça que je veux commencer ma journée!

Une amie artiste m’a dit de dessiner, dessiner, dessiner pour traverser "les blues" du deuil. J’ai réussi deux dessins au pastel à l’huile jusqu’à maintenant.

La dernière encore debout - 20"x16"

 

Brouillard cérébral - 20"x16"

J’imagine que d’autres œuvres vont suivre une fois que j’aurai passé les journées où je ne suis qu’une flaque sur le fauteuil inclinable. J’ai une résidence d’artiste pour les trois prochains mois, en tandem avec Monica Brinkman. Travailler côte à côte sera peut-être la meilleure façon de traverser tout ça.

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