LE PROJET ABÉCÉDAIRE

Lorsque les gens me disent qu'ils sont convaincus que je créerai quelque chose d'intéressant lorsqu'on me donne un thème ou une idée, cela me donne des ailes tout en déclenchant simultanément une anxiété de performance sévère. J'essaie alors de mettre les choses en perspective en répétant une phrase que j'avais l'habitude de dire à mes élèves : "Faire de l'art n'est pas une chirurgie cérébrale. Les conséquences si vous faites une erreur ne sont pas mortelles"

Parfois, ça fonctionne.

J'ai été l'une des plusieurs artistes récemment invités, une fois de plus par notre ville culturellement éclairée, à créer une lettrine pour un projet intitulé Abécédaire. Les lettrines étaient courantes dans les manuscrits médiévaux. Des scribes travailleurs créaient de belles lettres ornementales au début des paragraphes ou des sections dans les livres. Ayant admiré celles-ci depuis des années, j'ai accepté l'opportunité avec enthousiasme.

Étonnamment, des lettrines ornent déjà mon site web. Mon compagnon Marty a eu l'idée il y a de nombreuses années, en fusionnant mes œuvres existantes avec les lettres "I" et "M".

J'aime particulièrement ce qu'il a fait avec la lettre M sur la version française de mon site web.

Mais revenons au projet ABÉCÉDAIRE conçu par l'écrivaine Nane Couzier. Celui-ci est fascinant.

Les artistes et les écrivains ont été invités à participer. Chaque artiste s'est vu attribuer une lettre de l'alphabet correspondant à un mot particulier, qui serait ensuite placé au début du texte d'un écrivain. Ma lettrine devait apparaître au début d'un passage de l'écrivaine Marie Desjardins.

Ma lettre était D pour Dragon. J'ai été un peu surprise car je n'imaginais pas que créer une lettrine serait si difficile. Étant donné que 2024 est l'Année chinoise du Dragon, des représentations impressionnantes de cette créature mythique abondent, présentant une gamme intimidante d'influences.

Je voulais créer une créature originale mais en même temps, une qui devait être reconnaissable comme un dragon. Pas une tâche facile. J'ai décidé d'entreprendre une recherche pour découvrir les différences entre les dragons asiatiques et européens médiévaux. Les versions asiatiques tendent à être plus serpentines tandis que les européennes semblent plus mammifères avec des nuances reptiliennes. J'ai visé un composé. 

J'ai d'abord regardé des photos de dinosaures, qui pour moi ressemblent à des dragons. Je me suis imaginée fusionner de manière figurative avec l'ancienne bête. Je suis devenue une avec le dinosaure.

Je sais que ce processus peut sembler un peu bizarre (d'accord, peut-être très bizarre) mais je le fais tout le temps quand je fais de l'art. J'habite mes créations. On m'a souvent dit que que ce soit des plantes, des animaux, des formes ou des personnes, mes éléments, créatures ou personnages semblent vouloir éclater des limites de leurs paramètres, au-delà des bords de ce qui les retient. Je suis sûr qu'un psychanalyste aurait une théorie fascinante sur la raison pour laquelle je m'exprime de cette manière. Je me sens souvent confinée, par quoi, je ne sais pas, probablement par la "pensée de groupe".

Mais je m'égare !

Alors que je commençais à dessiner dans l'application Procreate sur mon iPad, il est rapidement devenu évident que je devais garder la forme de ma lettre à l'esprit. Le corps d'un dinosaure ne répondait pas tout à fait aux exigences tordues et minces de la lettre D.

Ma bête a évolué, mais à cause de ses pattes, je continuais à produire une lettre très dodue. J'ai mis le problème de côté un moment et je me suis concentrée sur le visage. Pour bien réaliser la torsion, je sentais que le dragon devait regarder directement le spectateur et ne devait absolument pas ressembler à un dinosaure.



J'ai commencé un nouveau croquis. Je pensais que les yeux du dragon devraient être pénétrants, comme ceux d'un prédateur. Les oiseaux de proie ont généralement ce regard de "Je vais te dévorer".

Fermer la lettre D de l'avant était un problème qui m'obsédait. Le visage de mon dragon est issu d'un mélange de différentes espèces : un taureau enragé avec des yeux de rapace et des narines fumantes et ardentes, une langue fourchue de serpent, des crocs de vampire et la barbe d'une chèvre (pour fermer le D).

Que cette tête de dragon ait fini avec des cornes ou simplement des cheveux en désordre fixés avec des tonnes de laque est ouvert à l'interprétation. 

Une fois satisfaite du visage, j'ai commencé à retravailler le corps. Je l'ai rendu effilé. La jambe est devenue moins massive et plus serpentiforme mais est restée musclée. J'ai appliqué des couches de couleur et différentes textures pour créer la peau. La queue suit la forme des jambes et s'incurve légèrement vers le bas en formant un D sinueux. Les petites ailes turquoise permettent au dragon de voltiger, rappelant la dinde sauvage qui, malgré sa forme encombrante, parvient à voler juste assez haut pour trouver une perche dans un arbre.

Les griffes varient de couleur du jaune à l'orange foncé et sont assez chaudes au toucher. Des protubérances en forme de feuille sur la queue donnent un contour plus intéressant.



Il est rapidement devenu évident que je devais personnellement adopter cette lettrine pour mon nom qui commence justement par un D. C'est ainsi qu'elle apparaît au début de Diane. Pour une raison étrange, le point sur le "i" s'envole.


 

J'ai tellement appris pendant ce projet et j'ai vraiment apprécié de devenir une avec un dragon. Vous trouverez ci-dessous des photos que j'ai prises lors de l'événement de dévoilement aujourd'hui. Il montre l'installation à la Maison Félix Leclerc et le produit final de ma collaboration avec Marie Desjardins. Au courant de l'été, les visiteurs pourront déambuler, lire les textes des différents auteur(e)s et visualiser toutes les lettrines créées par les plasticiens et plasticiennes.


Merci à la Ville de Vaudreuil-Dorion pour un autre beau défi!


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